Interview en dehors du tapis avec Matthieu Ricard « Liberté, altruisme et bienveillance »

Écrivain, moine bouddhiste, conférencier éclairé (ou éveillé), Matthieu Ricard pose un regard bienveillant sur le monde qui l’entoure, sans occulter les défis auxquels ce dernier va devoir faire face. Au cœur de son dernier ouvrage À nous la liberté !* : l’altruisme, l’écologie et le bonheur intérieur pour se libérer de ces peurs qui nous entravent. 

Propos recueillis par Lionel Piovesan et Julien Levy

Vous avez dit dans une conférence : « L’altruisme n’est plus un luxe, mais une nécessité. Le lien social est ce qui rend votre existence la plus heureuse, la plus épanouie. » Votre dernier livre porte sur la liberté. Le grand maître bouddhiste Chogyam Trungpa** parle du mythe de la liberté. Quelle est votre approche ?

Matthieu Ricard : Dans cet ouvrage essentiel, Chogyam Trungpa explicite de manière lucide le chemin vers la libération de la souffrance et de l’ignorance, sa cause première. Bien qu’il n’élabore pas particulièrement sur ce thème, le « mythe » auquel il fait référence est celui des êtres qui s’imaginent être libres – « Je fais ce que ce veux, » ; « je suis mes intuitions, mes impulsions » ; « j’agis dans la spontanéité, » etc. – alors que ces déclarations indiquent plutôt que l’on est l’esclave des pensées errantes, des ruminations, des espoirs et des craintes. On est tout, sauf libres. Notre degré de liberté intérieure conditionne toutes nos pensées, nos paroles et nos actes. Si nous sommes constamment le jouet de l’animosité, de l’égoïsme, de l’obsession, de la vanité et de l’arrogance, nous nous rendrons la vie misérable et la rendrons misérable à ceux qui nous entourent. Tout cela procède de l’égarement, c’est-à-dire d’un manque de discernement concernant les causes de la souffrance.

Quel lien faites-vous entre l’absence de liberté intérieure et l’inertie en matière climatique ?

Cela peut ne pas sembler évident à première vue, mais l’absence de liberté intérieure est une cause majeure de notre inertie vis-à-vis de la planète et notre indifférence à l’égard des générations futures. L’ensemble de la question climatique revient donc à une question d’altruisme et d’égoïsme. Pourquoi donc songer aux générations futures alors qu’on ne sera plus là ? se disent certains. Si je me fiche totalement du sort des générations futures, des autres espèces et que je suis mû par le désir aveugle d’instrumentaliser la nature pour maximiser mes intérêts à court terme, c’est bien que je suis esclave de mon égarement…

Ne perdez pas de temps à haïr ceux qui vous font du mal ….

Ignorez-les et poursuivez votre chemin…..

Il est arrivé à tout le monde, tôt ou tard, de s’enflammer par une offense reçue, ou, en général, d’être en colère contre le comportement de quelqu’un.

Parfois, on a rendu la pareille, en réponse de notre orgueil blessé ; mais parfois, on s’est retenu, en écoutant les sages paroles  : « Laisse tomber, ignore-le ».

Dans le premier cas, on a sans doute aggravé la situation et on s’est énervé ; dans le second cas, on a agi comme il le fallait – au moins comme nous l’enseigne la philosophie bouddhiste.

Avec un récit très simple, celle-ci nous montre comment notre bonheur dépend parfois du fait d’ignorer les autres.

Un jour, un homme s’approcha de Bouddha et, sans dire un mot, lui cracha au visage.

Ses disciples se mirent en colère.

Ananda, le disciple le plus proche, demanda à Bouddha

« Donne-moi la permission de donner à cet homme ce qu’il mérite ! »

Bouddha s’essuya calmement et répondit : « Non, je vais lui parler. »

Unissant les paumes de ses mains en signe de révérence, il dit à l’homme : « Merci.

Par ton geste, tu m’as permis de voir que la colère m’a abandonné.

Je te suis extrêmement reconnaissant.

Ton geste a aussi montré qu’Ananda et les autres disciples peuvent encore être assaillis par la colère.

Je te remercie ! Nous t’en sommes très reconnaissants ! »

L’homme n’en croyait pas ses oreilles, et il fut ému : la nuit, il fut pris d’un tremblement dans tout son corps et ne put dormir.

Bouddha avait balayé toute sa façon de vivre et d’agir.

Le lendemain, l’homme retourna vers le Bouddha et, se jetant à ses pieds, demanda pardon pour son comportement.

Mais le maître lui expliqua qu’il n’y avait rien à lui pardonner : « De même que le courant du Gange fait en sorte que son eau ne soit plus jamais la même, de même l’homme n’est plus le même qu’avant. Je ne suis plus la même personne à qui tu as fait quelque chose hier. Et même celui qui m’a craché dessus hier n’est plus. Je ne vois personne en colère comme lui. Maintenant tu n’es plus le même homme qu’hier, tu ne me fais plus rien, donc il n’y a rien que je doive te pardonner. Les deux personnes, l’homme qui a craché et l’homme qui a reçu le crachat, ne sont plus là. Maintenant, parlons d’autre chose. »

Le récit enseigne que l’honnête personne qui est dans le juste n’a pas besoin de réagir aux offenses, car elles sont le fruit de ceux qui ont une image déformée de la réalité.

Par conséquent, ne lui donnez pas d’importance, en laissant modifier votre équilibre psychologique. Tout change et il faut avoir l’intelligence de le comprendre, et ne pas se fâcher pour quelque chose qui n’existe plus dans le présent.

A cette fin, il peut être utile d’adopter la technique de « l’acceptation radicale » : développée par la psychologue Marsha M. Linehan de l’Université de Washington, elle implique de laisser de côté les jugements.

En fait, si quelqu’un nous offense, c’est parce que nous nous attendons à quelque chose de très différent.

La distance psychologique nous protège d’une situation qui pourrait nous nuire sur le plan émotionnel.

Un concept universel, et peut-être plus clairement compréhensible avec les mots du Bouddha.